QUAND LES VICTIMES D’ABUS SEXUELS SE CROIENT COUPABLES
Les révélations récentes concernant Gabriel Matzneff et Olivier Duhamel reposent les questions de la culpabilité et du pardon, thèmes majeurs titillant depuis toujours le psychisme humain. Chacun investit une grande part de son énergie vitale, sans en avoir conscience, à se délivrer de sa culpabilité, à fuir le châtiment et à rechercher le pardon, la pureté et l’innocence.
Mais, qui est coupable d’abord et ensuite comment recouvrer
l’absolution ?
Étonnement, en totale opposition avec la logique consciente, le fautif n’est pas forcément l’auteur du délit, celui qui a commis l’inconduite, perpétré l’offense. Pour l’inconscient, le coupable, c’est la victime innocente : subir une agression, un abus ou être témoin de la violence entre ses proches, embrase la culpabilité du sujet, comme si ce qu’il avait éprouvé, était de son fait et de sa faute, qu’il l’avait mérité, recherché et provoqué même, en réponse à sa mauvaiseté. Il se reproche notamment son impuissance, son incapacité à empêcher la violence.
Exemples : une femme battue ou violée, un enfant délaissé, rejeté, maltraité, sexuellement abusé ou assistant impuissant aux déchirements entre ses parents, à leur maladie, alcolisme,
dépression ou encore le témoin d’agressions sexuelles sur un frère, une sœur, pour ne citer que les atrocités les plus courantes… Par contre, l’auteur d’une agression, quant à lui, ne peut éprouver de sentiment de faute et de honte, émois qui l’auraient sans doute empêché de commettre ses mauvaises actions. Inapte à l’empathie et insensible à la souffrance de sa victime, lorsqu’il n’en jouit pas perversement, il projette sa culpabilité sur son souffre-douleur, qu’il accuse, de surcroît, d’avoir été complaisant, de l’avoir excité, entrainé ! La victime se trouve ainsi porteuse non seulement de sa culpabilité propre, celle d’avoir été maltraitée, mais elle éponge également celle que son agresseur refuse de ressentir et d’assumer
Que faire dans ces circonstances ? Le pire serait le déni, l’occultation de sa culpabilité, son refoulement, son évacuation dans les catacombes obscures de l’inconscient, terrain privilégié de son efflorescence. Délogée du champ de la visibilité, du ressenti et de la parole consciente, elle ne disparaît pas pour autant, volatilisée dans la néant. Elle ressurgira tôt ou tard, par de multiples émanations, de craquelures périphériques, l’une plus vénéneuse encore que l’autre.
L’un des motifs de la pollution planétaire des âmes et de l’environnement, renvoie au refoulement de la saleté/salissure/microbes/ bactéries/virus/mal/mauvais/douleurs
indésirées/indésirables au nom d’une propreté/détoxication/aseptisation/hygiénisme aussi bien
matériel que psychologique à l’aide de l’utilisation démesurée des détergents, antibiotiques,pesticides et antidépresseurs.
La saleté est indestructible : elle ne fait que se déplacer et muter sous l’effet du refoulement. L’expiation masochiste inconsciente représente la première manifestation du retour du refoulé. Le sujet a alors tendance à se placer itérativement dans des contextes d’échec, de maladie, de rejet, de perte, de harcèlement, malgré son intelligence et ses capacités réelles,
afin d’expier ses fautes imaginaires, celle d’avoir enduré la violence. Certains se lancent dans des entreprises en apparence altruistes, non point portés par la gratuité du désir adulte, mais
poussés par le besoin infantile de prouver leur bonté et innocence, pour obtenir le pardon et l’acquittement. C’est du coup l’autre, instrumentalisé de la sorte qui devient l’objet sacrificiel.
Ces deux premières tentatives, l’expiation masochiste et le dévouement excessif, véritables cul-de-sac, paradoxalement, loin d’apaiser durablement la culpabilité, ne feront que
l’exacerber, pour deux raisons principales : d’abord, parce qu’il est illusoire, voire même délétère de s’acharner à résoudre une souffrance psychologique intérieure, par recours à de stratagèmes concrets, extérieurs. Il n’existe ensuite aucun péché pire pour l’inconscient que celui consistant à se maltraiter, à se sacrifier, à passer outre son désir, à se manquer de respect.
Certains se décident, après des années de rumination, à briser « l’omerta », un silence étouffant, le poids du secret leur paraissant écrasant. En fait, ce n’est pas le secret qui pèse,
mais le refoulement de la honte et de la culpabilité de la victime innocente, continuant à s’enfler cancéreusement dans les sous-sols cadenassés de l’inconscient. Ils en parlent alors à
des proches mais s’adressent notamment au grand public, en toute transparence, exposant les péripéties sous forme d’ouvrages.
Je ne qualifierais pas ce déballage, ce choix de laver son linge sale sur la place publique, d’exhibitionniste, ni de mercantile, puisque les auteurs affirment ne rechercher rien qu’encourager d’autres victimes à prendre la parole. Cet exutoire ne constitue pas, non plus, un épilogue salutaire. La narration, l’aveu, la
confidence, la verbalisation des abus et de l’agression s’accompagne certes d’une certaine catharsis, de défoulement, de soulagement mêlé de fierté, suscitant les félicitations et les
applaudissements. Seulement, l’apaisement ainsi obtenu, fondera comme neige au soleil, se montrant inefficace à long terme à juguler la culpabilité de la victime innocente.
De plus, cette divulgation du secret, son déplacement de la sphère intime à l’espace public, dans le but de susciter l’indignation, l’apitoiement, la compassion, l’attendrissement des
autres, dans le dessein de recouvrer l’absolution, s’avère une entreprise délétère : refiler « sa patate chaude » à ceux qui ne sont nullement concernés, qui n’en ont rien à faire et qui n’ont
rien demandé, semble une opération indélicate et intrusive, de nature foncièrement égoïste. Dans la mesure où le confident, son enfant intérieur plus exactement, pris à témoin, mis dans
une position de juge, se verra éclaboussé, contaminé à son tour, sans pouvoir s’en protéger; contraint d’absorber, telle une sangsue, l’horreur, la négativité, la perversion, la honte, la
souillure, la « merde » qu’on lui crache à la figure sans possibilité pour lui de métabolisation, faute de station d’épuration ! Partager un secret, c’est en devenir complice.
Nous assistons d’ailleurs là à l’accentuation de la médiatisation de nos existences, à une dommageable confusion entre la foule, avide de sensationnel et la justice, soucieuse de la
vérité, seule habilitée à condamner ou à acquitter. Les Athéniens de l’époque classique avaient l’habitude de sacrifier tous les 6 du mois de mai, deux esclaves, une femme et un homme, au cours d’un rituel de purification afin d’apaiser la colère des dieux ; celle-ci se manifestait par l’apparition de certaines calamités et malheurs, stérilité, maladie, sécheresse, tempête ou absence de vent pour la navigation.
Les Athéniens promenaient ces esclaves à travers les rues de la cité, invitant les citoyens à les insulter et à leur cracher dessus. Ils étaient censés absorber ainsi toutes les souillures, les
fautes et le Mal. Devenus ainsi blanchis, expurgés, détoxinés, les citoyens pouvaient mériter à nouveau les faveurs de leurs dieux. Savez-vous comment on appelait ces victimes émissaires ? Le Pharmakos, de la même racine que Pharmacie ou Katharma, de la même origine que Catharsis. Il existait aussi, chez les Aztèques, une déesse mangeuse d’ordures, au nom imprononçable de Tlazolteotl. Lorsqu’une personne était mourante et qu’elle confessait tous ses péchés, la
déesse dévorait les impuretés accumulées sur l’âme du mourant. Etant aussi la déesse de l’enfantement et la patronne du renouveau, elle avait le pouvoir d’accorder le pardon et la
guérison, transformant les immondices en forces de vie, le plomb en or, à l’image des alchimistes.
Comment se débarrasser de la culpabilité de la victime innocente dès lors ? Il vaut mieux renoncer au plus vite à cette dangereuse velléité, puisque c’est elle qui finira par se débarrasser de vous en définitive ! La lutte contre un symptôme indésiré rendra celui-ci de plus en plus offensif en affaiblissant le Moi. D’ailleurs, ce n’est pas la culpabilité qui est déstabilisante mais son ignorance, son déni, son refus, le combat contre elle : il s’agit, d’ailleurs, de la même lutte contre la dépression, l’angoisse ou la solitude.
La crainte du jugement des autres et le sentiment douloureux de honte, sont des révélateurs de ces batailles intérieures ; seuls, la prise de conscience et l’accueil seraient susceptibles d’aider
le sujet à s’accepter « coupable », non point parce qu’il aurait commis quoi que ce soit de mal, mais parce qu’il a subi la violence sans avoir pu s’en défendre, en toute impuissance.
L’acceptation de son ombre, de son imperfection, transformera les immondices en engrais et les ténèbres en lumières.
Elle permettra de devenir plus indulgent, de se pardonner à soi, de l’intérieur, sans forcément excuser son persécuteur, ni surtout courir auprès de l’absolution des autres, au dehors. Se pardonner le mal qu’on a subi mais aussi le mal que l’on s’est infligé à soi-même et enfin le mal qu’on s’est interdit d’infliger à autrui, en quête infantile de pureté et d’innocence, par crainte de déplaire.
Cesser de s’en vouloir pour commencer à s’aimer.
Cela ne se décrète évidemment pas seul, en un claquement de doigts.
Il demande du temps et un cheminement, accompagné par un guide , un thérapeute, « mangeur d’immondices » aidant à renaître de soi !