« NE ME QUITTE PAS… »

Dans la Grèce Antique, chez les Romains et Égyptiens, mais dans d’autres périodes et contrées aussi, on punissait les infidèles, notamment les femmes, qualifiées de dépravées, en les trucidant. Les hommes, eux, jouissaient d’une certaine complaisance. L’inégalité entre les deux sexes ne date donc pas d’hier ! Ces époques effrayantes sont heureusement révolues…

De nos jours, l’infidélité serait bien plus répandue que par le passé : elle aurait doublé, d’après les statistiques, depuis le fameux Mai 68. Elle se trouve, en outre dépénalisée et déculpabilisée, en raison de la libéralisation des mœurs et de l’affaiblissement du sentiment religieux. Les sites de rencontres extraconjugales font aujourd’hui florès. Elle continue néanmoins de susciter chez la personne qui en est victime, un véritable séisme, accompagné d’une intense douleur psychique. Certains ruminent des idées suicidaires ou sombrent dans la dépression, dépossédés soudainement du sentiment de leur légitimité au monde, ainsi que du sens de leur vie ; ils se perdent en perdant l’autre, emportés par un torrent d’amertume et de tristesse. Ils s’adonnent alors à la consommation d’antidépresseurs ou bien d’autres drogues anesthésiantes, l’alcool, l’hyperactivisme, la « bouffe », une sexualité désinhibée parfois en s’offrant, rien que pour se venger, au premier venu.

D’autres expriment leur désespoir en basculant dans une haine incontrôlée, par des passages à l’acte violents, parfois meurtriers, contre le partenaire infidèle. Le décalage/clivage entre sa banalisation sociale et le tragique individuel, s’avère saisissant. Les plaisanteries à caractère sexuel, visant en majorité les hommes « cocus », ont pour fonction de diminuer la teneur dramatique de l’infidélité : mieux vaut en rire peut-être ?

« - Je t’ai vu faire l’amour à ta femme hier soir, à travers les rideaux, en ombre chinoise.

-Tu as dû mal voir, je ne suis rentré de voyage que ce matin ! »

Mais pourquoi ? A quoi renvoie ce tourbillon émotionnel chez la victime découvrant l’infidélité ? Pourtant, la trahison ne risque de porter nulle atteinte à son existence, ni à son bonheur éventuel tant qu’elle demeure ignorée.

Certains infidèles, sans doute pour se donner bonne conscience et se disculper, avancent d’ailleurs ce prétexte. Une patiente me confiait : « Quand je fréquentais mon amant en cachette, nous nous retrouvions parfois dans un hôtel, près de mon travail. Après quelques heures passées ensemble, je me sentais mieux dans ma peau, de bonne humeur, prête à rentrer chez moi et à retrouver mes enfants et mon mari avec enthousiasme ! J’avais la certitude qu’en me faisant du bien, je ne leur causais aucun mal. Je craignais seulement qu’un jour, ma double vie ne soit dévoilée. »

Ce qui se produisit fatalement, malgré toutes les précautions d’usage. Un après-midi, elle adressa par erreur à son époux un SMS destiné à son amant (acte manqué, bien réussi !) pour lui rappeler le numéro de la chambre. Il arrive toujours ce qu’on n’a pas prévu quand on aura tout prévu !

Bienheureuse inconnaissance ! Son mari, heureux avec elle jusque-là, décida de la quitter sans délai. Rien n’avait changé dans la vie de cet homme et pourtant plus rien n’était comme avant !

J’avais reçu une patiente, qui découvrit incidemment, peu après l’enterrement de son mari décédé accidentellement, qu’il avait mené une double vie auparavant. Coup de tonnerre dans un ciel jusque-là bleu azur ! Cette dame avait été d’autant plus déstabilisée qu’elle ne s’était jamais doutée de rien. Envahie par une multitude d’émotions violentes, elle a « versé toutes les larmes de son corps » mais sans pouvoir partager son déchirement secret avec quelqu’un, surtout pas avec ses enfants. Elle s’imposait de cultiver auprès d’eux l’image d’un homme intègre, d’un mari et d’un père merveilleux et aimant. Impossible de lui poser des questions, désormais, de lui réclamer des comptes, de lui hurler dessus, de l’obliger à demander pardon : double vie d’un côté, double peine de l’autre !

Il n’est, bien sûr, nullement dans mes intentions de cautionner l’infidélité ; je cherche simplement, sans porter de jugement, à distinguer les mots et les choses, à différencier l’acte, en tant que rapport sexuel entre une personne et son amant, en cachette de son époux (se) légitime, avec le tremblement de terre affectif que son énonciation déclenche.

Ce qui meurtrit la victime, qui lui donne envie de « tout envoyer balader », qui transforme son univers en un champ de ruines, ce n’est pas tant  le fait réel qu’elle ignorait d’ailleurs au moment précis où il se commettait, mais tout le sens, la portée sentimentale, fantasmatique, symbolique que sa révélation déchaine. La « maison-soi » est habitée par 2 colocataires : l’adulte et son enfant intérieur. Un traumatisme, une blessure touche le sujet dans sa personne adulte certes, aux prises avec une épreuve réelle. Mais, il le frappe aussi au niveau du petit garçon ou de la petite fille qu’il abrite en lui. Une infidélité dévoilée fait craqueler l’univers de l’individu, remplaçant ses certitudes par les craintes et les doutes : « Il (elle) m’a donc toujours menti, ne m’a jamais aimé(e); je m’en veux d’avoir été si bête, si naïf ! Je suis sans importance, ne compte pas à ses yeux. Je ne suis pas l’unique, l’irremplaçable, mais un objet quelconque, interchangeable, à consommer et à jeter après usage. »

La victime, perdant sa place de préférée, se voit brutalement privée des deux piliers essentiels à sa survie : la nourriture affective et la sécurité. Le lien amoureux est tissé selon le même modèle que naguère la relation à la mère.  Il s’étaye sur elle. L’enfant a besoin de s’imaginer qu’il est tout pour elle, unique, aimé pour ce qu’il est, dans la gratuité du désir et de façon inconditionnelle. Dès lors, l’indisponibilité psychologique de la mère, si elle est inaffective, déprimée ou malheureuse avec son compagnon, crée dans le psychisme enfantin, une dépression infantile précoce (D.IP.) consécutive à la carence matricielle. Le petit se sent ainsi abandonné, seul au monde, dans l’insécurité, en état de famine narcissique. C’est bien cette détresse intérieure, antérieure, refoulée, tapie dans les catacombes de l’inconscient, qui resurgit lors du choc de l’infidélité. D’où, sa dimension dramatique, la sensation de n’être plus rien, d’inexister, égaré dans l’univers. Le présent est rattrapé par le passé, télescopé par la DIP. La révélation de l’infidélité fait ainsi voler en éclats l’illusion de l’Eden matriciel, le rêve d’une relation harmonieuse, comblante et exclusive, comme jadis dans les bras de  maman. Elle introduit un désordre, une césure entre une réalité cabossée et un idéal de complétude demeuré entier. Au-delà d’un certain seuil, ce n’est plus vraiment l’adulte qui souffre sous le poids d’une épreuve réelle, mais à travers lui, son enfant intérieur replongé dans son passé douloureux, marqué par l’abandon, la privation d’amour et de sécurité.

L’éraflure actuelle ne fait que ramener à la surface une plaie ancienne, non cicatrisée, un deuil inaccompli, inachevé. L’intensité de la secousse, un ébranlement passager ou un effondrement durable, dépendra donc de l’histoire de chacun, du capital narcissique de son enfant intérieur, de l’amour de soi, non tributaire de celui des autres. La souffrance occasionnée par l’infidélité apparait ainsi de nature foncièrement égocentrique, égoïste, sans péjoration, comme d’ailleurs la totalité de nos angoisses et passions. La victime ne pleure pas la perte de son (sa) bien-aimé(e), mais la cessation d’un lien fusionnel de nature matricielle, la privation de nourriture et de sécurité. N’importe quel animal ou plante déprimerait pareillement, privé d’attention et de soins, menacé dans sa survie. La victime se trouve de surcroît face à une double déchirure intérieure ; la perte de sa « moitié », comme il est dit justement, triture son fantasme de complétude et de perfection. L’entrelacement des corps dans l’amour ravive le souvenir d’avoir fait « Un » avec la mère dans l’utérus, en fusion osmotique avec elle. Il titille, en outre le fantasme archaïque de la bisexualité androgyne, l’appartenance aux deux sexes, , indistinctement soi et l’autre, plein, sans manque, d’où cette pénible sensation d’amputation après rupture.

L’énonciation de l’infidélité embrase, de plus, la fibre de la culpabilité, celle de la victime innocente.

Contrairement à la logique consciente, c’est malheureusement toujours la personne blessée qui endosse la culpabilité et non pas celui qui a commis l’offense. Elle s’imagine qu’il s’agit d’une punition méritée en réponse à sa mauvaiseté et futilité.

Quels seraient maintenant les ressorts de l’adultère ?
L’infidèle est affecté également par la D.I.P., consécutive à une carence matricielle ; son enfant intérieur, victime naguère d’abandon affectif, s’est senti en manque d’amour et de sécurité. Il a été orphelin de ses deux parents, élevé par une mère froide ou déprimée, par un père mou ou trop autoritaire. Il éprouvera plus tard certaines difficultés à s’engager en tant qu’adulte dans la durée. Il ressentira compulsivement le besoin infantile impérieux de plaire, de séduire pour désaltérer sa soif d’amour, se revaloriser sous des regards nouveaux et désirants. Mais, il  sera assailli parallèlement par l’empressement de se sauver, tenaillé par les craintes de rejet et de non-mérite. S’impliquer intimement le terrifie. Sa boulimie constante d’affection et d’attention, le pousse à multiplier les aventures sexuelles en quête de mères substitutives, susceptibles de le combler. Se plaçant constamment sur le seuil de la porte, il ne peut ni se donner à l’autre, ni le recevoir. Il abandonne, prenant ainsi les devants, par la hantise d’être éjecté  alors que son amant(e) multiplie les preuves de loyauté et d’attachement, en le priant de s’engager.
D’ailleurs, lorsque ce n’est pas lui qui s’évade, il s’arrange pour se faire mettre à la porte, concrétisant ainsi la malédiction de l’oracle, la fatalité d’abandon. Il n’est certes pas insensible, en acier inoxydable, foncièrement incapable d’aimer et de recevoir, mais l’enfant en lui est si convaincu de l’échec, programmé d’avance, qu’il se protège en s’aménageant dès son arrivée, une sortie de secours. Il repousse, en fait ce qu’il n’a cessé de rechercher, persuadé de ne pas le mériter.
J’ai eu un patient qui, lors de la naissance de chacun de ses 4 enfants, se lançait dans des aventures sexuelles, via des sites de rencontres, par crainte, sans doute, de ne plus se trouver au centre des attentions de son épouse, occupée avec un autre, ailleurs. Sa propre mère était « tombée » enceinte de son frère cadet, lorsqu’il n’avait que 4 mois.

Toute épreuve est souffrance donc, test révélateur de la solidité du sujet, mais peut servir surtout de passage initiatique, offrant l’occasion privilégiée de grandir, de devenir soi, adulte, plus autonome, moins dépendant des autres.
« La plaie, c’est l’endroit où la lumière pénètre en vous. » (Rûmi)

La pensée occidentale binaire et manichéenne n’est pas trop habituée à jongler avec de tels paradoxes. Une chose ne peut être que positive ou négative, triste ou joyeuse.

Ainsi, face au choc de l’infidélité, certains ont tendance à fuir leur douleur. Ils se lancent dans des passages à l’acte impulsifs, agressent le partenaire « fautif » ou cherchent d’urgence toutes sortes de pansements, de baumes cicatrisants et consolateurs. Ils ont hâte de tourner la page sans en avoir tiré d’enseignement ; la fuite est susceptible de produire un certain apaisement passager certes, mais elle ne fera qu’aggraver la douleur à long terme. Plus on remplit son vide intérieur et plus il s’élargit…

Les auteurs de ce livre, Janis et Michail SPRING, invitent à juste titre, à la vigilance contre une telle illusion. Ils encouragent le lecteur à dépassionner, à prendre du recul pour pouvoir réfléchir en maintenant le dialogue. Ils l’incitent à identifier ses ressentis, sa rage, son désespoir, sa culpabilité, son affliction…en mettant des mots dessus, sans honte, sans s’épuiser à s’en débarrasser, paniqué par l’idée d’être a-normal(e) ou de devenir fou (folle). Rien de plus sain que d’éprouver de la souffrance face au tragique de l’existence.

C’est, en revanche, l’accueil de ces émotions, qualifiées arbitrairement de « négatives », qui aidera le sujet dans sa tâche essentielle : retrouver son enfant intérieur égaré, affecté par la D.I.P., en quête désespérée d’amour et de protection.

C’est bien la reconnaissance et l’acception de cet autre soi-même, rendu de plus en plus tyrannique sous l’effet du refoulement, qui permettra d’élargir et d’affermir son espace adulte. Nous avons été formés dès notre jeune âge à cliver nos sentiments en « positifs » ou en « négatifs ». Cette division artificielle est tout à fait malsaine et nuisible. Une émotion n’est ni bonne, ni mauvaise. Elles sont toutes légitimes lorsqu’elles s’inscrivent dans une dialectique féconde des contraires, où chaque terme doit servir de garant, mais aussi de limite à son contraire.

Point de roses sans épines ! Pas de lumières sans les ténèbres !

L’infidélité …et après ? Tout dépendra du travail intérieur que le choc du dévoilement permettra d’effectuer sur son « avant », son passé, son enfant intérieur marqué par la carence matricielle : «  Il est fondamental de savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va. »  nous enseigne le Talmud.

Le recentrage sur son intériorité, longtemps laissée en jachère, au bénéfice de l’extériorité et des autres, censées magiquement nous procurer le bonheur, s’avère un facteur d’équilibration. Il aide à écouter son enfant intérieur, au lieu de s’exténuer à chercher des remèdes au dehors. Une difficulté psychologique, ancienne, intérieure, ne relève d’aucune solution réelle, actuelle, extérieure !

Le pèlerinage dans son passé permettra notamment au sujet, auteur ou victime d’infidélité, de prendre conscience de sa thématique d’abandon à travers ses deux facettes : la famine affective et le sentiment d’insécurité.

Le but consiste à favoriser la réhabilitation de ses parents intérieurs, ayant fait défaut  dans la réalité , en se comportant avec soi comme une gentille maman le ferait avec son bébé et tel un père bienveillant et protecteur.

C’est bien cette affiliation qui soutiendra une saine image de soi, la confiance dans ses capacités mais aussi la conscience de ses limites. Devenu, grâce à cette permutation, plus adulte, moins séquestré par son enfant intérieur, avide de compliments et d’attentions, le sujet réduira sa dépendance affective à l’égard des autres et de l’extérieur. Il sera donc bien moins allergique aux jugements, critiques ou éloges. Il ressentira ainsi de moins en moins le besoin infantile d’idéaliser l’amour et la sexualité, comme antidote, pour compenser la carence matricielle, incomblable au fond, par recours à des mères de substitution. L’homme et la femme peuvent tisser des liens entre eux  de nombreuses  autres manières !

De toute façon, les humains ne sont jamais parvenus (et heureusement) à domestiquer ces deux puissances hautement radioactives que sont l’amour et la sexualité, malgré tous les garde-fous érigés autour.

    

Cet article sert de préface au livre de Janis et Michail SPRING «  L’infidélité …et après   »  à  paraître en août 2021 aux Editions Leduc                                                                

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